Parallèle Fictif // Le Bourget

Construire le passé du futur

Ils ont décidé de s’appeler « Le tiers visible », ils sont trois avec des formations et des pratiques différentes qu’ils ont décidé de mettre en commun pour produire un travail collectif. Raphaël Chipault photographie, dans le cadre de son travail professionnel, de précieuses reliques d’un passé très ancien qu’il nous invite alors à toucher du regard. Laurence Vidil module, transcrit en partitions sonores les traces d’un temps présent aux origines parfois proches mais parfois si lointaines. Quant à Gilles Gerbaud, il explore des espaces du quotidien pour mieux en saisir la structure et leur ajouter une construction imaginaire qui finalement révèle un point de vue que nous n’avions pas su  appréhender.

Au tout départ, la découverte d’une image trouvée dans un fonds photographique  a attiré leur attention. Elle représentait un espace apparemment désert où plu- sieurs personnes posaient sans savoir encore ce qui pouvait être révélé et qui sera le site de Mari, un monde souterrain datant de plusieurs milliers d’années. Les fouilles ont eu lieu, jusqu’à une époque récente et ne seront certainement jamais terminées, mais Gilles, Laurence et Raphaël ont décidé de révéler à leur tour « ce qu’il y avait en dessous ». Non pour refaire l’histoire de ce qui avait été mis au jour : une « ville nouvelle » épanouie dans sa modernité, mais pour relier, au-delà des écarts temporels, la vitalité de ce qui avait été enfoui, il y a bien longtemps, au flux urbain et incessant de ce qui allait se construire au Bourget.

S’il est question de construction, il n’est pas question dans les deux sites d’élever le regard pour embraser une dimension architecturale notable car tout se passe au sol et plus précisément sous le sol. Alors sur cette dalle du futur Grand Paris, offerte comme une page blanche à leur propre créativité, ils tracent, dessinent, déplacent, éprouvent physiquement l’espace pour imaginer le futur et le doter de la résonnance d’un autre passé.

Leurs interventions restent dans un registre modeste, sans hiérarchie de valeur, sans autorité. Un fragment parle tout autant qu’un grand pan de mur, comme un tag récemment dessiné évoque les griffures du dos d’une sculpture en ivoire d’il y a quelques milliers d’années. La présence de la main, le déplacement du corps dans l’espace sont certainement les mêmes et semblent jouer ensemble dans une fraicheur joyeuse.

Près de la vue et du toucher, il y a aussi le son, la nécessité de vocaliser les signes, de transcrire la matière du monde bruyant et sonore de la cité antique à laquelle répond celle assourdissante du chantier ou du flux des voyageurs futurs. Les outils ont changé, mais le sens est toujours là, comme une basse continue vient sou- tenir la mélodie d’une partition de musique.

« Inventer c’est rendre les choses visibles » disent-ils car l’invention est parfois plus proche de la réalité et une fiction peut à elle seule en exprimer toute la profondeur. Sur le chantier du Bourget, ils proposent à ceux qu’ils rencontrent au quotidien et avec qui ils se sont liés de poser à la manière des statues de la cité de Mari.

Plonger dans leur regard, fixer à notre tour leurs yeux écarquillés, invite à jouer avec les données historiques pour faire naître une durée à échelle humaine.

Ils ne se disent pas archéologues, ne se revendiquent pas comme historiens, ils sont tout « simplement » artistes. Avec poésie et sensibilité, ils savent l’art de saisir et d’évoquer le temps long, d’inscrire les écarts dans la continuité. Aucun sol n’est neutre ou inerte et leurs réseaux souterrains nous habitent comme notre mémoire nous parle et nous propose aussi de sentir, d’entendre2 et de saisir notre rapport au territoire pour en actualiser la dimension mémorielle et rejoindre les usages de la ville d’une autre époque.

Françoise Paviot, avril 2022